ISBN : 2-07-039396-8
Vendredi, ou les limbes du Pacifique Michel Tournier
Roman
Gallimard, collection Folio
294 pages
Un matin de 1759, suite à un naufrage, un homme se retrouve seul sur une île déserte. Autour du mythe de Robinson Crusoé, une aventure spirituelle mêlée à une réflexion philosophique.
«Tous ceux qui m'ont connu, tous sans exception me croient mort. Ma propre conviction que j'existe a contre elle l'unanimité. Quoi que je fasse, je n'empêcherai pas que dans l'esprit de la totalité des hommes, il y a l'image du cadavre de Robinson. Cela suffit - non certes à me tuer - mais à me repousser aux confins de la vie, dans un lieu suspendu entre ciel et enfers, dans les limbes, en somme... Plus près de la mort qu'aucun autre homme, je suis du même coup plus près des sources mêmes de la sexualité.» Qu'est-ce qui nous rend humain ? L'humanité ? Oui, mais seulement si l'humanité, c'est autrui. Seul, sur une île, la folie nous menace, la bestialité aussi, la mort, l'insanité... de victoires en échecs, de joies en déceptions, Robinson Crusoé apprivoise son île après s'être résigné à y rester. Il veut la domestiquer pour se domestiquer, lui, et ne pas oublier qu'il est un homme et ce qu'est la dignité.
Il évitera de succomber à ses vices, la souille, la combe ou le reste, dans lequel il s'oublie trop et va pour ne faire qu'un avec son île, Speranza la bien renommée, après avoir d'abord été nommée Désolation.
Ce livre est la "bonne" version de l'histoire de Crusoé. Il y a une version ado, intitulée "Vendredi ou la vie sauvage", et je crois savoir ce qui a été enlevé (même si je ne l'ai pas lu) : Robinson qui tue, par pure cruauté, un animal, qui fait l'amour avec la terre (au sens non figuré du terme...), qui nourrit des idées racistes envers Vendredi lorsque celui-ci arrive sur son île... et de quelle manière !! C'est une tribut d'amérindiens qui vient sacrifier un ou deux d'entre eux, régulièrement, et ce sacrifice est censé les éloigner du mal : ils déshabillent le pauvre désigné, le coupe en morceau et le font brûler. Charmant...
En parlant de Vendredi : il n'a pas l'air d'être le personnage principal, et pourtant... c'est lui qui réhumanise Robinson, qui n'est qu'un avatar de nous-même, je crois.
Robinson est d'abord seul et sombre dans la folie. Le chien de la Virginie, le navire qui a fait naufrage aux abords de l'île, est le seul rescapé avec lui et le fuit lors de leur première rencontre : Robinson est plus bête qu'homme.
Le chien daigne enfin l'approcher quand Robinson se fait gouverneur de l'île et domestique et contrôle tout : chèvres, riz, blé, pain, etc. Il se raccroche à ces quelques pans d'humanité.
Quand Vendredi, mi-noir mi-indien, arrive sur l'île. Il le traîte comme son esclave. Ils se disputent les 'faveurs' de l'île, Robinson veut lui aussi le domestiquer, l'empêcher de s'accaparer son île... Vendredi fume en cachette ce qui reste de tabac, et quand Robinson s'en aperçoit, il va pour le punir. Vendredi jette la pipe dans une grotte et... tout explose ! Robinson y avait emmagasiné toutes les anciennes réserves de poudre du navire...
C'est alors qu'ils deviennent amis, puis frères, et communient ensemble dans la plus parfaite harmonie. Fini les vices, l'emploi du temps... le temps, d'ailleurs. A partir de ce moment là, Robinson n'utilise plus l'appareil qu'il avait construit pour mesurer le temps, un espèce de sablier rempli d'eau qui mettait exactement 24heures à s'écouler ! Ils vivent un bonheur parfait dans une éternité bienheureuse...
Jusqu'à ce qu'un navire arrive, dérivant par hasard jusqu'ici. Les hommes envahissent. Vendredi devient ami avec eux et, le lendemain, part sans prévenir Robinson. Il se réveille seul le matin... seul ? Non, pas tout à fait. Un jeune mousse maltraité a décidé de rester, parce que Crusoé lui a adressé un regard bienveillant. C'est une nouvelle étape de sa vie.
Sa vie ? Je crois que Robinson a retracé à lui seul toute l'histoire de l'humanité. Qu'est-ce que l'homme, à travers l'histoire ?
D'abord une bête.
Puis l'ami des bêtes.
Puis leur maître.
Leur tyran, parfois aussi le tyran d'un autre homme qu'il considère comme inférieur.
Puis leur ami, leur frère.
Et enfin, c'est un père aimant, qui regarde la prochaine génération qui le remplacera, avec amour et satisfaction.
Robinson est passé par toutes les étapes de l'humanité.
J'ai beaucoup aimé ce livre pour son aspect philosophique (le Log-book de Robinson, journal intime qu'il écrit avec de l'encre fait maison et des plumes, sur des livres aux lettres effacées), son analyse pointue de l'humain en général, de la mort, de la sexualité et du rapport entre les hommes.
Le style est excellent, les descriptions châtoyantes, l'action jamais ennuyeuse bien qu'on suive les péripéties d'un homme seul égaré sur une île déserte... bref, je ne me suis pas ennuyée !